Liminaire CGT CSE Siège du 12 juillet 2022

N.E.M. 2035

Cela fait plus de 5 ans qu’il n’a pas remis les pieds dans les locaux de France Télévisions. Ça ne s’appelle plus comme ça d’ailleurs, mais NEM – Nouvel Environnement Multimédia – écrit en lettres bleues cobalt sur la façade grise du bâtiment. L’inspecteur du travail, Daniel Guérin, a repris du service après un arrêt maladie de longue durée. Il était déjà le seul à couvrir un secteur de plus de 500 entreprises. Une mission quasi-impossible. Son absence n’a pas changé grand-chose ; les entreprises ont continué d’évoluer en dehors de toute réglementation. Mais avant de partir à la retraite, il est curieux de voir ce qu’est devenue la société qui lui avait donné tant de fil à retordre. Il a pris rendez-vous avec l’assistant virtuel de la Présidente du groupe, mais il s’est réservé une marge d’une petite heure pour visiter les locaux.

A l’entrée, plus aucun agent de sécurité. On rentre comme dans un moulin en faisant simplement un grand sourire à la caméra de reconnaissance faciale. En bas du grand hall, une charmante hôtesse d’accueil, dernier modèle de robot domestique, l’attend pour lui donner un audio-guide. Le grand hall est désormais recouvert de plantes tropicales descendant le long des façades et passerelles qui lui donnaient autrefois une sale impression de pénitencier High Tech. « Ce n’est pas pour rien que NEM a obtenu le label « Green planet », se dit-il.

Au 5ème étage, ce qui était la rédaction nationale a été transformé en immense bureau paysager, presqu’un jardin anglais tellement la végétation a pris le dessus sur le matériel de bureautique. Il n’y a pas âme qui vive. Pas un bruit, à part le ronronnement des mini robots jardiniers. Le télétravail illimité a eu l’effet d’un aspirateur à salariés. Il voit soudain une personne avancer vers lui en courant. Il l’interpelle.

– Vous êtes journaliste ?

– Oui, enfin, si l’on peut dire…

La jeune femme, essoufflée, porte un casque sur la tête, un sac à dos d’où dépassent de nombreuses antennes, un smartphone en bandoulière, et tire une valise lourde comme un mort.

– Vous partez en reportage ?

– Oui, mais je ne suis pas vraiment de la maison vous savez, je suis juste venue prendre le matériel de reportage, tous les tournages sont réalisés par des prestataires extérieurs, maintenant.

– Vous en avez du matériel, dites donc, lance l’inspecteur.

– Oui, normal … une boite de télétransmission en direct et un système de montage mixage dans ma valise. Mais je suis désolée, là, je n’ai pas trop de temps, j’ai réservé un vélo cargo pour 10h12. Je dois filer à l’Élysée pour faire un direct sur les réseaux sociaux pour les dix ans de la suspension des institutions démocratiques, et monter dans la foulée un sujet pour les éditions des grandes régions.

– Bon courage alors, mais dites-moi, il n’y a pas un chef dans les locaux ?

– Ah si, il n’y a presque plus que ça d’ailleurs, descendez au 3ème, vous trouverez surement quelqu’un.

Dans une grande salle noyée sous une lumière aveuglante, un homme tape frénétiquement sur son ordinateur.

– Bonjour, vous êtes le rédacteur en chef ?

– Ah non, désolé, je suis un producteur de contenu, mis à disposition gratuitement par la société Natixis pour réécrire les communiqués de nos partenaires commerciaux sur le fil info.

– Gratuitement ?

– Enfin… vous savez… Natixis a pris en charge toute l’activité paye et gestion financière du NEM. C’est un peu donnant donnant.

– Je ne savais pas, merci. Et le rédacteur en chef ?

– LA rédactrice en chef. C’est une femme. NEM met un point d’honneur à conserver son label Parité femmes/hommes. Elle est en régie, en train d’assembler les éléments de son journal envoyés par les correspondants de l’agence Havas. Mais je vous préviens, elle est d’une humeur exécrable. La Présidente vient de lui annoncer que son édition allait être remplacée par un JT nouvelle formule.

– Vous savez de quoi il s’agit ? demande l’inspecteur, intrigué.

– Brièvement, c’est un nouveau concept, inventé par une filiale du NEM. Ça s’appelle « Les Français ont la parole », explique l’employé de Natixis. Des reporters écument les bars de toute la France, sans oublier l’Outre-mer, pour recueillir l’opinion de nos concitoyens sur les derniers décrets gouvernementaux. Ça fait un tabac, c’est le cas de le dire ! Toutes les plateformes étrangères rachètent les droits.

– Ce n’est pas très nouveau comme concept, rétorque l’inspecteur. Au siècle précédent, il y avait une série qui s’appelait Brèves de comptoir, je crois.

– Ne dites surtout pas ça à la rédac cheffe, elle va être folle de rage.

– Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas la déranger, j’ai rendez-vous avec la Présidente …

Suivant les indications de l’audio-guide, l’inspecteur traverse des enfilades de bureaux vides et de couloirs silencieux. Quelques fois, il tombe sur une pièce soudain animée. Ce sont de petites Start-Up, qui louent les locaux inoccupés. Le NEM a diversifié son activité pour devenir un incubateur de petites entreprises innovantes. C’est ainsi que l’ancien service économie est devenu une serre agroponic pour alimenter en fruits et légumes les restaurants du coin. L’ancien service Afrique de franceinfo.fr abrite une petite entreprise familiale de restauration africaine pour livraison à domicile. Le local des anciens illustrateurs sonores abrite un studio électronique de composition de musique au kilomètre. Sans musicien, évidemment. Par-ci par-là, des fabricants de robots domestiques, dans un enchevêtrement de fils et de membres désarticulés.

Au dernier étage de l’édifice, face à une immense baie vitrée, la Présidente, cheveux gris platine tirés en arrière, vêtue d’un kimono de soie noire, est en pleine méditation. Ouvrant d’un coup les yeux comme si elle était restée attentive à tous les mouvements extérieurs, elle invite d’un geste ample l’inspecteur à venir s’asseoir en tailleur à ses côtés.

– Bonjour Monsieur Guérin, je suis très fière de vous recevoir. Et très surprise également, je croyais que l’inspection du travail avait définitivement fermé sa section Ile de France Sud-Ouest, et voilà qu’un des derniers représentants de la lutte de classe vient me voir. C’est original !

– Je vous remercie de me recevoir, Madame la Présidente. En effet, l’Inspection du travail s’est considérablement réduite avec la diminution du salariat, mais comme vous êtes pour ainsi dire la dernière salariée de l’entreprise, je me devais de vous inspecter.

– C’est très aimable à vous, mais comme je vous disais, je suis très fière de ce qu’est devenue le NEM, et je n’ai aucune plainte à formuler.

– Vous peut-être, mais ceux qui travaillent pour vous, ou plutôt, ceux qui ne travaillent plus pour vous… ? suggère l’inspecteur. De quoi êtes-vous fière exactement ?

– Écoutez, je commence toujours mes allocutions avec ces mots. C’est un peu ma marque de fabrique… Un capitaine d’industrie se doit d’être fier du chemin parcouru. Regardez ce qu’est devenu l’ex France Télévisions, un vrai cheval de course ! Un flux continu d’informations utiles et interactives, un budget plus qu’excédentaire. Ce sont les méthodes de management que j’ai introduites qui ont sauvé l’entreprise. N’oubliez pas qu’il était question de la privatiser après la suppression de la redevance. J’ai donc mis en pratique le principe de Schumpeter. La destruction créative. Toujours réorganiser. L’instabilité perpétuelle. Ne pas laisser le collaborateur s’installer dans une situation confortable.

– Destruction, peut-être, mais création… glisse timidement l’inspecteur. La suppression des éditions nationales de France 3 par exemple…

– Thérapie de choc ! rétorque la Présidente. Rien de tel qu’une bonne secousse pour dynamiser les troupes ! Et puis souvenez-vous qu’après le covid, beaucoup de collaborateurs ont pris un pied à terre en province. J’ai donc renforcé l’information régionale. Il fallait bien accompagner les évolutions sociétales !

– Ça ne s’est pas fait en douceur, paraît-il.

– Mais si, en douceur Monsieur Guérin. Les gens ne sont pas rationnels. Ils n’ont pas toujours conscience de leur intérêt. Il faut leur donner un coup de pouce. Ça s’appelle le Nudge. Ne pas les contraindre, mais faire en sorte qu’ils aillent dans la direction que vous souhaitez, tout en les laissant croire qu’ils ont fait un choix personnel. C’est ça le rôle d’un capitaine d’industrie.

– En l’occurrence, ils sont plutôt allés vers la porte de sortie…

– En effet, mais c’était de leur propre chef ! Avec la part variable appliquée aux managers en fonction du nombre de départs ou de mobilités qu’ils obtenaient, les résultats ont été au-delà de mes espérances. J’ai même eu les félicitations du Président Directeur de la République. En privé, il m’appelait l’Arme fatale, la prophétesse du down sizing ! Il a appliqué la méthode à tout le secteur public. C’est comme ça que j’ai obtenu la Présidence du NEM qui regroupe toutes les entreprises de l’audiovisuel public.

– Bon, et bien écoutez, je crois que nous avons fait le tour de la question. La dernière salariée du groupe peut continuer à chevaucher son cheval de course. Vous n’avez rien à ajouter ?

La présidente du groupe hésite un peu. Elle contemple la Seine, ses navettes fluviales à grande vitesse et ses drones qui griffent le ciel comme des insectes.

– Je sais que c’est la rançon du pouvoir, dit-elle, mais dans ce bâtiment presque vide, je me sens un peu seule parfois. Et puis, j’ai beaucoup de temps libre, maintenant que tout est externalisé. Pourquoi ne viendriez-vous pas prendre le thé avec moi de temps en temps ?

Paris, le 12 juillet 2022

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