Perte de sens
Une longue plainte court dans les couloirs à moitié vides du Siège de France Télévisions, et remonte par Zoom jusqu’aux instances représentatives du personnel.
Partout, dans toutes les directions, le même constat d’une perte de sens, d’un appauvrissement des métiers, et les mêmes craintes, exprimées aussi bien par les intéressés que par les observateurs extérieurs, les experts indépendants qui se penchent sur le devenir du travail à France Télévisions.
A l’infographie, où le travail correspond de moins en moins aux savoir-faire des personnels concernés. Tâches de moins en moins valorisantes où il s’agit de fabriquer des tableaux, de reproduire des chiffres ou de recopier des verbatim, tout cela à la va-vite et dans des conditions stressantes liées à l’instabilité de la machine virtuelle.
Toute la partie artistique du métier, mise entre parenthèses, et lorsque des tâches plus gratifiantes sont programmées, comme l’habillage, elles sont trop souvent proposées à des sociétés extérieures.
Le cas des illustrateurs sonores qui nous réunit ce matin en séance extraordinaire du CSE, est emblématique, quand la direction envisage de supprimer un service dont la contribution artistique à la qualité de nos éditions, fruit d’une expertise et d’un savoir-faire reconnus, n’est plus à démontrer.
Au CDE, où la centralisation des diffusions se met en place, avec des changements structurels dans la définition des métiers. Au contrôle de qualité, c’est l’arrivée de procédures automatisées pour les personnels qui vont devoir visionner les programmes en vitesse accélérée ou effectuer des vérifications par sondage. Tâche rébarbative, sans valeur ajoutée, et abrutissante si elle se déroule dans la durée. On voit là pointer la grande arnaque de la promesse technologique.
Sur les plateaux, où l’évolution des modes d’exploitation du système d’éclairage conduirait à la supervision sur une même console de l’ensemble des plateaux, réduisant grâce à l’automatisation le nombre d’exploitants à une seule personne, là où ils sont trois actuellement.
A l’information, où le service JRI est en pleine ébullition parce qu’il est le réceptacle de toutes les dérives dans la fabrication des reportages : les sujets en kit, le populisme des micros-trottoirs pour remplacer le déficit d’information, le contenu des JT, calqué sur l’agenda du gouvernement, les reportages téléguidés depuis le Siège.
La réduction de l’information à une news factory. Perte de sens mais aussi perte de repères lorsque les JT jouent à Télé Balance en demandant aux JRI de filmer, à leur insu, des personnes qui ne portent pas le masque dans la rue.
Les salariés qui sont entrés avec fierté dans le service public auraient aimé ce week-end voir dans les JT nationaux ne serait-ce qu’un reportage sur la mobilisation à l’Odéon du monde du spectacle et de la culture. Ils ont eu droit à la place à un sujet qui déroule le tapis rouge à Éric Zemmour.
Nous appartenons à une entreprise du secteur culturel où la créativité, l’inventivité des salariés devraient être cultivées. Au contraire, cette richesse est confiée à l’extérieur, au privé, comme si le secteur public n’avait pas en lui-même les ressources intellectuelles pour produire des idées originales, inventer, et devait se cantonner à des tâches grises, inintéressantes. Comme si les salariés du public devaient payer par l’ennui leur relative sécurité.
Il ne leur reste qu’à appliquer des procédures, obéir à des normes, s’insérer dans de nouveaux logiciels qui formatent et standardisent tous les gestes, toutes les actions, dans tous les métiers.
Le NRCS et Open Media sont de beaux outils, mais ils ne visent qu’à fluidifier la production dans une chaîne d’assemblage, qui va de la collecte d’informations en circuit fermé jusqu’à la diffusion. Le journalisme d’investigation, le magazine n’en a pas besoin. Mais peu importe, puisqu’il se fait en grande partie à l’extérieur.
La direction s’en rend bien compte puisque c’est l’orthodoxie économique : externaliser tout ce qui fait appel à l’imagination, l’innovation, la prise de risque, et rationnaliser tout ce qui reste à l’intérieur. C’est le même phénomène dans d’autres secteurs où la R&D est confiée à des start up parce que trop aléatoire, trop coûteuse.
Mais une entreprise du secteur culturel et de l’information, ce ne sont pas que des work flow et des machine process. Ce n’est pas qu’un simple tuyau. Ce sont aussi des individus qui ont l’amour du travail bien fait, qui apportent une valeur ajoutée créative, artistique, intellectuelle aux contenus mis en ligne ou à l’antenne, ce sont des collectifs qui débattent, rigolent et s’engueulent, et font remonter des idées. Ce sont des gens qui trouvent du sens à ce qu’ils font. Sinon ça craque, ou ça explose.
Paris, le 9 mars 2021
Pour lire le pdf, cliquez ici ➠